Doctorants

Philippe Jolivet

Autre fonction
Doctorant
Institution(s) de rattachement : EHESS
Centre(s) de rattachement : LIAS
Laboratoire(s) de rattachement : CRAL

 Norme intersubjective et autisme

 sous la direction de Victor Rosenthal

 

Comment caractériser les gestes, les attitudes, les postures, les compositions faciales, les manifestations des émotions et les conduites qui dans l’interaction humaine nous apparaissent comme relevant de la sphère du normal, et qui par conséquent définiraient implicitement la norme de l’intersubjectivité humaine ? Peut-on d’ailleurs invoquer en droit une pareille norme intersubjective alors que la variabilité, aussi bien au plan interindividuel qu’interculturel, des gestes, attitudes, conduites, physionomies et émotions convoqués ou manifestes dans l’interaction humaine est très considérable ? La principale justification d’un tel projet ne nous semble pas résider dans l’appel d’une normativité en mal de se faire connaître mais dans le constat que certains individus – les autistes, notamment – nous apparaissent comme en dehors de la sphère de l’intersubjectivité humaine, sans que nous puissions spécifier en quoi précisément consiste ce « dedans » et « dehors » de l’intersubjectivité humaine. Il ne s’agit donc guère d’une norme qui prendrait la forme d’un catalogue des « bonnes règles et dispositions », telles que celles que l’on invoque vis-à-vis des écarts de conduite, mais d’une structure dispositionnelle dynamique qui caractériserait l’humain.

L’une des caractéristiques d’une telle structure dispositionnelle est qu’elle est animée par une dynamique développementale : les dispositions et les conduites intersubjectives évoluent fortement au cours de l’enfance, et sont susceptibles de transformations tout au long de la vie. Or, précisément, on pourrait dire, en première approximation, que l'autisme est un trouble du développement humain au plan intersubjectif et interhumain. Par exemple, un enfant est diagnostiqué comme autiste parce que, dans les contextes d'interaction et de communication avec autrui, il adopte une attitude répétitive et restreinte repliée sur lui-même. Il est bien admis aujourd'hui que l'autisme ne correspond pas à un symptôme unique mais à une variété de symptômes apparentés. Et même si les critères diagnostiques continues à évoluer, ce qui constitue leur dénominateur commun se laisse minimalement résumer par l’étrange pauvreté des interactions sociales et la carence des rapports affectifs.

Dans les interactions et la communication avec les autres apparaît comme une lacune sur le plan intersubjectif. On décrit usuellement les autistes comme des individus dépourvus de capacités intersubjectives et sociales dans leurs manières de percevoir et de se comporter. On finit par se demander s'ils savent percevoir et apprécier ce que ressentent les autres à leur juste valeur. Ont-ils le désir de mieux connaître leurs pairs, de capter la manifestation des émotions des autres, ont-ils cet « appétit pour compagnonnage » que manifeste déjà le tout jeune nourrisson ? Sont-ils capables de partager l’attention vis-à-vis d’un objet ou d’un tiers ?

De prime abord, les enfants autistes ont l'air insensibles aux intentions, aspirations et émotions des autres. On s’interroge alors de quelle manière ils perçoivent le monde. Est-il possible de les intégrer dans la société « normale » alors que leur attitude dérange par son « indifférence » aux normes intersubjectives et sociales au point d’apparaître subversive ? Toutes ces questions nous interrogent autant sur la norme de l’intersubjectivité humaine que sur la « bonne » qualification de l’autisme. Ce contraste nous semble d’ailleurs essentiel tant pour caractériser la structure dispositionnelle dynamique qui nous permet d’accéder à autrui, de percevoir ces sentiments  et aspirations, que pour saisir la nature de l’autisme.

Deux grandes familles théoriques s’affrontent depuis plus d’un siècle sur le terrain de l’accès à autrui ou du « mindreading ». Leurs thèses déterminent la façon dont on qualifie les conduites autistes. 

- « La théorie de l'esprit » (Theory of mind) est un courant d’inspiration cartésienne, mentaliste et cognitiviste part de la manière dont l’individu se connait lui-même pour appréhender les autres et vice et versa. Comment un individu peut-il se représenter ce que ressent l'autre, alors que ses émotions et ses intentions lui sont inaccessibles ? En construisant par inférence un modèle d'autrui lui permettant d'accéder par analogie (à soi-même) à ses émotions. En effet, on part d’un présupposé fort qu’il est impossible de connaître les intentions et les croyances d'autrui sans un modèle analogique interne fondé sur le principe d’inférence par analogie (Premack, Woodruff). Par exemple, les traits particuliers du visage souriant que je compare avec mon modèle interne me permettent de comprendre que la personne en face de moi est joyeuse. Les limites de cet argument apparaissent dans ce que l’on peut appeler « le paradoxe du tutorat » : comment un nouveau né qui n'a aucune expérience peut-il inférer les états des autres par analogie à ses propres états avant même de se connaître ? Comment les conduites des autres (parents, nourrice, etc.) peuvent-elles « éduquer » l’enfant avant qu’il ne soit en possession de l’appareil inférentiel et de la connaissance de soi requis. Il s'agit d'un véritable cercle vicieux. Pourtant, pour beaucoup de chercheurs (Baron-Cohen, Leslie, Frith), c’est par un déficit cognitif affectant la capacité d’effectuer de telles inférences par analogie que se caractérisent les personnes diagnostiquées comme autistes. Paradoxalement, ces auteurs reconnaissent que les autistes n’ont pas nécessairement un niveau d'intelligence inférieur à la moyenne, et que certains sont même dotés d’une intelligence supérieure. Le fait de saisir de façon pertinente les motivations et les actions d'autrui, c'est-à-dire répondant à une cohérence normative sous-jacente, dépend-il uniquement de capacités cognitives ?

- Les théories « de l'interaction et du lien intersubjectif » forment un courant phénoménologique, social et interactionniste. Par rapport à « la théorie de l'esprit », on pose que les intentions d'autrui sont pour la plupart directement perçues. Les états mentaux et les intentions ne sont pas cachés mais apparents dans l'action (processus sensori-moteur) qui les constitue (Gurwitsch/ Gallagher). La perception des attitudes, des expressions faciales, des gestes, de la voix devient significative dans l’interaction qui prend forme dans un contexte intersubjectif et pragmatique (Husserl, Scheler) régi par une norme qui nous semble évidente sans que l'on puisse la définir avec précision, voire simplement la repérer tellement nous sommes habitués à agir en fonction d'elle. En effet, pourquoi certains gestes, tons de la voix, certaines expressions faciales se réfèrent-elles à des émotions particulières ? Pourquoi quand je souris, je veux signifier que je suis heureux ? Au fond, ce sont les questionnements que les autistes nous invitent à poser lorsqu'elles agissent différemment pour transmettre des sentiments en mettant en avant le sens de nos attitudes. Elles nous invitent à mieux nous connaître nous-même par le biais d'une mise à distance. Notons également que ces caractéristiques peuvent varier d'une société à l'autre. On peut donc également parler de « norme anthropologique ».

Se pose donc toute son acuité la question des indices phénoménologiques qui permettent de saisir la manière spécifique des autistes d'appréhender autrui, soi-même et le monde social. Mais est-ce suffisant ?

Les données anthropologiques classiques provenant de l’observation de peuples en marge de la mondialisation, font apparaître que des personnes qui semblent se comporter de manière inadéquate par rapport aux normes sociales (tant locales qu’occidentales) peuvent avoir un rôle social reconnu à travers des traditions ou rites particuliers. Il s'agit, par exemple, d’individus que nous qualifions dans notre culture de cas psychiatriques et qui sont d’une manière ou une autre soit exclus soit en marge de notre société (Benedict). Or, dans leur société traditionnelle, ces individus peuvent être parfaitement intégrées à leur société et y assumer un rôle précis. Leur singularité devient alors une variante reconnue du comportement humain. Cette observation a permis notamment de dénoncer dans les années 1950/1960 le traitement des personnes déviantes dans le monde psychiatrique occidental et l'accroissement des anormaux dû au système de récompense et de buts ambitieux leur faisant adopter des façons de vivres qu’ils percevaient comme écrasants ou étouffants. Il faut en effet reconnaître que chaque société développe ses normes d’interaction sociale et du contrôle des émotions qui peuvent aller dans le sens d’une plus grande inclusion ou exclusion. Il n’y aurait donc pas de pattern anthropologique universel d’interaction sociale et émotionnelle. Peut-on alors envisager la transformation des normes intersubjectives dans le sens de l’inclusion des singularités, en somme accorder la jouissance sociale à ceux (au moins certains) dont la façon singulière, voire déficiente, d'appréhender le monde social (soi-même et autrui) l’en excluait définitivement ?

 

Voici un ensemble de questions qui définissent le périmètre de notre recherche. Nous comptons, dans un premier temps, la centrer sur le terrain d'observation et sur l'analyse effective des attitudes et conduites d’un certain nombre d’enfants autistes. Le choix d’enfants est motivé par le caractère développemental de l’autisme, et donc par la nécessité d’aller au plus près de la dynamique du développement de la structure dispositionnelle, notamment en milieu scolaire, car l'école est le lieu privilégié des interactions au cœur des premières socialisations de l'enfant.

Nous nous attacherons également à une évaluation critique des théories d’accès à autrui, à commencer par celle de la « theory of mind » en nous fondant sur une description phénoménologique des comportements autistiques en fonction de critères d'observation préparés en amont. Si cette théorie paraît très déficiente pour décrire l'intersubjectivité humaine car elle définit une « procédure » intersubjective inopérante, nous ne la rejetterons pas en bloc car certaines de ses thématiques de recherche ont permis la formulation des questionnements qui restent pertinents (par exemple la problématique des « fausses croyances »).

Nous tenterons aussi de montrer en quoi les observations de terrain mettent en avant le fait que la distinction entre performance cognitive et intellectuelle n'est pas fructueuse pour caractériser les autistes comme des personnes déficitaires du point de vue de l'interaction intersubjective. Dans nos descriptions, les raisonnements a posteriori à partir de données morphologiques inaccessibles pour ces personnes, n'ont donc pas leur place. En effet, une description authentiquement phénoménologique, sans se focaliser uniquement sur une approche purement cognitive, pourra permettre de requalifier les comportements autistes, certes souvent « hors-norme », c'est-à-dire différentes de ceux conformes aux normes intersubjectives usuelles, mais intéressants dans leur singularité. Ces observations, de par la mise à distance qu'elles impliquent, supposeront une nouvelle caractérisation du champ interhumain, des modalités d'interactions et des normes intersubjectives et sociales qui nous permettent de mieux comprendre nos interactions avec autrui pour mieux coopérer avec lui.

Pour ce faire, nous ferons appel à la théorie de l'interaction et du lien intersubjectif et à des phénoménologues (Scheler, Cassirer, Gallagher, Merleau-Ponty etc..) pour qui chaque rencontre relevant d'une interaction et d'une coopération avec l'autre dépend d'un contexte pragmatique régi par les normes intersubjectives (transgressées ou non) et qui considèrent que le sens de l'intention, des états mentaux et des émotions d'autrui est directement perceptible à travers les manifestations de l'interaction. Nous décrirons comment les autistes interagissent dans ces contextes pragmatiques et leurs manières propres (« subversives » quand elles vont à l'encontre des normes) d'apprécier les intentions et les émotions d’autrui à travers les processus sensori-moteurs de l'interaction (les attitudes, gestes, tons de la voix) et d'agir, de se faire comprendre. On ne peut affirmer qu'une personne autiste n'a aucune possibilité d'interaction avec son entourage, car elle réagit. Même l'absence de réaction apparente peut être une forme de réaction. Saisir leur façon particulière de réagir ou de s'exprimer est possible à travers d'autres champs, moins visibles, par le biais des lignes d'erre (Deligny) par exemple. Nous nous pencherons également sur les attentions conjointes révélatrices d'un « appétit de compagnonnage » dont les personnes diagnostiquées comme autistes ne semblent pas dépourvus. En résumé, nous caractériserons les différentes conduites autistiques observées à partir de descriptions phénoménologiques et à partir du concept de champ interhumain (Buber) défini par la théorie de l'interaction et du lien intersubjectif.

Le second volet de notre projet est de nature épistémologique. Qu'est ce qui constitue une norme intersubjective où les différentes formes d'autisme captent en quelque sorte ce qui échappe à la norme et sert donc à définir cette dernière par la négative ? Ici, le pathologique devient un véritable miroir grossissant par rapport à la normalité qui permet de mieux la cerner. En effet, la pathologie n'est pas une monstruosité loin de toutes formes humaines (Canguilhem), elle met plutôt en exergue certaines caractéristiques qui prendront plus d'espace que d'habitude ou dont certains paramètres seront déficients. Cette définition par la négative, même si elle n'est pas exhaustive en soi, présente l'intérêt de ne pas dépendre d'une variation arbitraire de la norme.

Enfin, nous aborderons la question de la norme anthropologique et de la tolérance par la culture des singularités et d'étrangetés. La réhabilitation sociale des personnes, et notamment des enfants, diagnostiquées comme autistes est envisageable si ces dernières ne sont pas réduits à l’assistance charitable en raison de leurs supposées capacités cognitives déficitaires mais reconnus comme interagissant et percevant le monde de façon certes étrange mais potentiellement enrichissante et réflexive pour nous aider à saisir le sens des interactions humaines et des normes intersubjectives.

 

L'intérêt de cette recherche est donc à la fois théorique, épistémologique et pratique, puisqu'elle permet une nouvelle caractérisation plus pertinente des comportements autistiques ; théorique, car elle implique une mise en pratique des théories phénoménologiques et interactionnelles dans la description des conduites autistiques ; mais également épistémologique parce qu'elle porte sur la question de la norme intersubjective et anthropologique afin de saisir ce qu'est un individu normal, et de la tolérance par la culture des singularités ou d'étrangetés, déjà observée dans des sociétés non-occidentales (Benedict), dans l'intérêt de percevoir et d'agir différemment pour mieux cerner les normes qui nous semblent évidentes et afin de jouer un rôle social particulier et déterminant.

 

 

Formations universitaires

Depuis 2014

♦ Inscription en thèse de doctorat à l'EHESS/LIAS, Paris

2015

♦ Titularisation, éducation nationale/académie de Paris, premier degré

2014

♦ Master Enseignement, Education, médiation à l'ESPE de Paris

2012

♦ Master Etudes Politiques à l'EHESS, Paris
mémoire de recherche sous la direction d'Olivier Remaud
Première année : Idée de structure : dialogue entre anthropologie et philosophie
Deuxième année : L'ethnocentrisme : enjeux philosophiques, linguistiques et anthropologiques

2010

♦ Licence Philosophie, Université de Provence, Aix/Marseille
parcours administration : économie, droit, note de synthèse

2009

♦ Licence Langues et Interculturalité, Université de Strasbourg
Formation trilingue (allemand, russe, hongrois) et culturelle (théâtre/arts visuels/cinéma)
Troisième année ERAMUS à Leipzig, stages linguistiques à Sarrebruck, Moscou, Debrecen
 

Domaines de recherches

♦ Philosophie, phénoménologie

♦ Anthropologie philosophique

♦ Anthropologie sociale et interculturelle

♦ Epistémologie

♦ Sciences cognitives

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